En Irlande, la tourbe au centre d'une bataille entre ruraux et écolos
Dans le sillage de la journée la plus chaude en Irlande depuis 130 ans cette semaine, la récolte de la tourbe sous l'herbe séchée par le soleil se fait en famille dans le Bog Of Allen, une vaste tourbière du centre de ce pays.
Les briquettes de tourbe, d'un noir réglisse quand elles viennent d'être extraites, vireront vers un brun grillé sous la chaleur estivale, pour être prêtes à servir de combustible de chauffage pour l'hiver.
Mais la tourbière, comme d'autres en Irlande, est au coeur d'un bras de fer entre habitants des campagnes et responsables politiques en ville, les uns mettant en avant une culture traditionnelle, les autres un puits de carbone naturel à protéger.
"Il y a une colère et un ressentiment très profonds à l'idée que le parti écologiste et ses membres urbains pensent (...) qu'ils peuvent se déchaîner sur les gens de la campagne irlandaise", explique à l'AFP John Dore, porte-parole de la Kildare Turf Cutters Association.
Quelque 14% de la population utilise la tourbe pour se chauffer, selon l'agence de la protection environnementale irlandaise. Et pour eux, cette source d'énergie traditionnelle, coupée et brûlée depuis des siècles, est un droit.
"C'est une activité culturelle, qui fait partie de notre communauté", explique M. Dore. "On est indépendants au niveau des carburants. C'est aussi ça le sujet."
Mardi, lors d'une visite au Japon, le Premier ministre irlandais Micheal Martin a affirmé que son gouvernement devait se concentrer sur les émissions de carbone du pays, qui ambitionne de légiférer à ce sujet d'ici la fin du mois.
"Je pense que ce que nous montrent les vagues de chaleur, c'est qu'elles ramènent chez nous les conséquences énormes du changement climatique", a affirmé le Premier ministre. "C'est ici, maintenant."
- "Retour aux sources" -
Des chiffres officiels publiés jeudi montrent que les émissions de CO2 ont augmenté de 4,7% en 2021 par rapport à 2020, et de 1,1% par rapport à 2019, avant la pandémie en Irlande.
Mais la coalition au pouvoir, à laquelle participent les Verts, panse encore ses plaies après avoir tenté de légiférer sur la tourbe, le projet ayant suscité la rébellion de certains députés ruraux de la majorité.
Un député indépendant de Tipperary, Mattie McGrath, a déclaré que les ministres avaient besoin d'un "retour aux sources" pour réaliser les conséquences des restrictions sur la tourbe pour les familles rurales à faibles revenus.
Depuis, dévoilant son projet revisité, le ministre de l'Environnement Eamon Ryan a assuré que les mesures controversées, notamment celle restreignant la vente de tourbe au sein de communautés de moins de 500 habitants, avaient été abandonnées.
Selon les nouvelles règles, la vente de tourbe aux familles, amis et voisins sera autorisée comme avant.
Mais les ventes au détail et sur internet seront interdites, de même que la publicité pour les ventes de tourbe dans les médias.
Pour Patsy Power, un coupeur de tourbe sur le Bog of Allen, les nouvelles règles ne changeront rien.
"Toute ma vie, on a cultivé de la tourbe ici", explique l'homme de 60 ans. Sur son terrain, il récolte la tourbe avec ses sept frères et soeurs.
"On ne la vendrait pas de toute façon, c'est à peine pour un usage domestique, c'est simplement pour la famille", ajoute-t-il.
- Puits de carbone -
Pour M. Dore, le retour en arrière du gouvernement est "une petite victoire". Mais le compromis selon lui a été trouvé en raison de l'augmentation des prix de l'énergie, pas à cause des inquiétudes des locaux.
Conscient des enjeux environnementaux auxquels le pays fait face, il estime que viser la tourbe, c'est s'en prendre "en premier lieu aux petites gens".
Les associations de défense de l'environnement ont exhorté le gouvernement à prendre le taureau par les cornes face aux dommages causés aux tourbières, qui sont des puits de carbone naturels.
"Les coupeurs de tourbe ne sont pas tenus de restaurer l'habitat ou de réfléchir aux émissions lorsqu'ils drainent la tourbière", estime Tristram Whyte, responsable au Irish Peatland Conservation Council.
En plus selon lui, la culture pollue les cours d'eau et entraîne "une perte de biodiversité". "C'est la source de combustible la plus émettrice que l'on puisse utiliser... Les effets de la combustion de la tourbe ne valent pas le chauffage" qu'elle permet.
(A.Stefanowych--DTZ)