"Esclavage moderne": des Indonésiens prisonniers de réseaux cybercriminels
Budi, vendeur de fruits indonésien, était à la recherche d'un meilleur avenir lorsqu'il a répondu à une offre d'emploi dans l'informatique au Cambodge. Il s'est finalement retrouvé prisonnier d'un réseau criminel montant de juteuses escroqueries en ligne.
"Quand je suis arrivé là-bas, on m'a dit de lire un script", confie cet homme de 26 ans à l'AFP, sous couvert d'anonymat. "En fait, on nous a demandé de monter des arnaques."
Dans un bâtiment entouré de barbelés et surveillé par des gardes armés, les interminables journées de Budi - 14 heures d'affilée derrière un écran - étaient rythmées par les menaces et les nuits sans sommeil.
Au bout de six semaines, il n’a reçu que 390 dollars sur les 800 promis au départ.
Ces dernières années, des milliers d’Indonésiens ont été attirés par des offres d'emplois alléchantes, dans divers pays d’Asie du Sud-Est pour finalement se retrouver pris au piège de réseaux, spécialistes des escroqueries en ligne, de dimension internationale.
Beaucoup ont été secourus et rapatriés, mais des dizaines d’autres croupissent toujours dans des usines de cyber-arnaques, contraints de parcourir les sites et applications de réseaux sociaux à la recherche de victimes.
Nanda, employée d'un stand de restauration, raconte comment son mari s'était envolé pour la Thaïlande à la mi-2022 après la faillite de son employeur, sautant sur l'occasion de gagner 20 millions de roupies (1.195 euros) par mois dans un emploi informatique recommandé par un ami.
Mais à son arrivée à Bangkok, un Malaisien lui a fait traverser la frontière avec la Birmanie voisine, en compagnie de cinq autres personnes, jusqu'à la ville de Hpa Lu, où il a été forcé de travailler plus de 15 heures par jour, sous la menace des coups s'il s'endormait sur son clavier.
"Il a été électrocuté, battu, mais il ne m'a pas raconté en détail, pour m'empêcher de trop y penser", ajoute cette femme de 46 ans.
Son mari a ensuite été vendu et transféré vers un autre site. Mais il a pu transmettre à son épouse des bribes d'informations sur ses conditions de vie, pendant les brefs instants où il était autorisé à utiliser son téléphone, confisqué le reste du temps par ses geoliers.
Les rares communications, parfois par mots codés, sont souvent les seuls indices qui aident les groupes d'activistes et les autorités à localiser les sites avant de lancer des opérations de sauvetage.
- "Totalement inhumain" -
Entre 2020 et septembre 2024, Jakarta a rapatrié plus de 4.700 Indonésiens employés forcés dans des opérations d’escroquerie en ligne depuis huit pays dont le Cambodge, la Birmanie le Laos et le Vietnam, selon les données du ministère des Affaires étrangères.
Mais au moins 90 Indonésiens restent prisonniers de ces réseaux dans la région birmane de Myawaddy, indique Judha Nugraha, directeur de la protection des citoyens au ministère des Affaires étrangères, ajoutant que ce chiffre pourrait être plus élevé.
Une Indonésienne dont le mari est toujours pris au piège en Birmanie, assure qu'elle a imploré les autorités de l'aider, mais avec peu de succès.
"C'est totalement inhumain, 16 à 20 heures de travail par jour, sans salaire... et toujours soumis à des intimidations, des punitions", confie cette femme au foyer de 40 ans, qui a également requis l'anonymat.
"Il existe diverses conditions... qui affecteront la rapidité du traitement des dossiers", répond M. Judha, évoquant précisément les réseaux de Myawaddy, en Birmanie, où le sauvetage et le rapatriement sont rendus encore plus compliqués par le conflit dans la région.
L'AFP n'a pu joindre ni la junte birmane ni un porte-parole de l'Armée nationale Karen, une milice qui contrôle le territoire autour de Hpa Lu, près de Myawaddy, pour obtenir un commentaire.
Le Cambdoge indique de son côté qu'il s'engage à prendre des mesures contre ces fraudeurs, mais exhorte également l'Indonésie et d'autres pays à lancer des campagnes de sensibilisation pour informer les citoyens sur ces risques.
"N'attendez pas qu'il y ait un problème pour montrer tel ou tel pays du doigt. Ce n'est pas du tout une solution", a déclaré à l'AFP Chou Bun Eng, vice-présidente du Comité national cambodgien de lutte contre le trafic d'êtres humains.
"Nous ne laisserons pas ces sites de cybercriminalité se propager", a-t-elle ajouté, affirmant que la coopération internationale est essentielle pour arrêter ces groupes, car "les criminels ne sont pas ignorants : ils se déplacent d'un endroit à un autre après avoir commis leurs activités criminelles".
- "L'enfer" -
Selon des responsables des Nations Unies, les prisonniers de ces réseaux cybercriminels, vivent un véritable "enfer".
"Cela s'apparente à un esclavage moderne", explique Hanindha Kristy, membre de l'ONG Beranda Migran ("Accueil migrants"), qui reçoit régulièrement des appels au secours d'Indonésiens pris au piège.
Budi a pu lui s'échapper après avoir été transféré sur un autre site dans la ville frontalière cambodgienne de Poipet.
Mais il reste aujourd'hui hanté par les arnaques qu'il a été contraint de commettre. "La culpabilité m'habitera toute ma vie, car lorsque nous extorquons ce qui appartient à d'autres, c'est comme si quelque chose restait coincé dans mon cœur".
(W.Budayev--DTZ)