Chanter, boire, danser et casser des assiettes, au coeur des nuits de fête en Grèce
Un artiste en chemise léopard chante la passion, des femmes en lamé et talons hauts brassent l'air à deux mains, des œillets rouges et roses virevoltent.
Et soudain les noceurs lancent et brisent des piles d'assiettes blanches aux pieds du chanteur!
Bienvenue au coeur de la nuit grecque qui cultive jusqu'à l'aube cette tradition populaire aux origines incertaines.
"Le Grec a une mentalité différente. Pour ce qui est du divertissement (...) il faut que ça pète, il faut du vacarme", explique Christos Gounaris, 47 ans, manageur de chanteurs à Athènes.
En ce jour de l’Épiphanie, l'une des principales fêtes du calendrier orthodoxe, de grandes tables sont déployées dans une "taverne-bouzoukia" de Peristeri, une banlieue populaire et industrielle d'Athènes.
Certains clients endimanchés transpirent sur des airs sirupeux tandis que Pavlos Spiropoulos, chauffeur en semaine et chanteur le week-end, reprend des histoires d'amour qui s'étirent.
"Quand on m'envoie des assiettes et des fleurs, je me sens heureux car j'ai le sentiment de faire du bon travail et que le public m'aime", souligne l'homme de 51 ans dont 32 à chanter le répertoire de la variété grecque.
"Pour les clients (briser des assiettes), c'est une manière de se défouler, renchérit Vassilis Miggas, 56 ans, propriétaire de l'établissement. C'est aussi une manière de montrer aux chanteurs: 'Tu es bon, ça me plaît!'".
- Couteaux et chocolats-
Pourtant, le meilleur artiste ne sera pas forcément le plus récompensé. En réalité, "on envoie des fleurs et des assiettes à ceux qui mettent le plus de passion" dans leur interprétation, affirme Christos Gounaris.
Des plats -des pyramides de viande surmontées de frites- jaillissent de la cuisine et se fraient un chemin difficile entre les clients.
Nikos, l'un des 20 employés de l'établissement, sort des piles d'assiettes de cartons livrés par l'une des dernières entreprises grecques qui produit encore cette vaisselle à courte durée de vie.
Durant les trois soirées du week-end, jusqu'à 800 assiettes peuvent être sacrifiées, et l'addition s'avérer salée: chaque assiette coûte au tavernier entre 18 et 22 centimes d'euro hors TVA.
Pour éviter les blessures, le plâtre a depuis longtemps remplacé la porcelaine.
En 1960, le film "Jamais le dimanche" de Jules Dassin avec Melina Mercouri qui interprète "Les enfants du Pirée" a contribué à populariser cette tradition.
Elle a d'ailleurs atteint son apogée à cette époque dans les "bouzoukia" où l'on joue de la musique live et où l'alcool coule à flot.
Ces établissements tirent leur nom du bouzouki, un instrument de musique apporté par les réfugiés grecs d'Asie mineure dans les années 1920.
On casse aussi des assiettes durant les mariages pour porter chance aux époux, ou les baptêmes.
Son origine et sa signification sont sujettes à diverses théories. Pour certains, briser des assiettes revient à montrer son statut social.
"La tradition a débuté dans les années 30 en lançant des couteaux", assure Christos Gounaris qui distribue assiettes et fleurs dans tout le pays. "Mais les gens se blessaient alors on a commencé à lancer des ballons (...) puis des chocolats".
- 100.000 assiettes -
Durant la dictature des colonels (1967-1974), la junte interdira cette pratique. Elle reprendra des couleurs avec le retour de la démocratie.
Dans les années 1960, 100.000 assiettes sont cassées chaque mois et des dizaines de petites entreprises fleurissent pour produire cette vaisselle, selon "Piata yia spasimo" ("assiettes à casser").
Basée au Pirée, l'entreprise familiale fondée il y a plus de 40 ans est l'une des toutes dernières à les fabriquer.
Aujourd'hui, casser des assiettes ravit les touristes dans certaines tavernes du centre historique d'Athènes, dans des villages ou sur des îles où l'on vient faire la fête comme Mykonos.
La tradition a su résister à la crise financière de 2008 à 2018, où nombre de Grecs ont vu leurs revenus plonger et dû limiter leurs sorties.
La pandémie de Covid-19 a ensuite contraint restaurants, bars et lieux de divertissement à baisser le rideau durant des mois. Mais aujourd'hui, "nous avons plein de monde",se réjouit Pavlos Spiropoulos.
(O.Zhukova--DTZ)